Les circonstances qui prévalent depuis quelques semaines à la Martinique et depuis mai en Nouvelle-Calédonie invitent à se pencher sur les régimes de responsabilité de l’Etat en période de troubles.
I. LES FONDEMENTS DE RESPONSABILITE DE L’ETAT
Tout commerce ou toute activité économique (et même tout particulier) victime de pillage ou de destruction peut, selon les conditions dans lesquelles les dommages ont été causés, saisir le représentant de l’Etat d’une réclamation sur le fondement de trois régimes de responsabilité de l’Etat :
- La responsabilité du fait des attroupements ou rassemblements ;
- La responsabilité du fait de la carence fautive de l’Etat ;
- La responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Les trois fondements de responsabilité peuvent être invoqués dans un même dossier d’indemnisation.
(i) La responsabilité de l’Etat du fait des attroupements ou rassemblements
L’Etat est responsable des dégâts et dommages résultant des infractions commises par des attroupements ou rassemblements (article L. 211-10 du Code de la Sécurité Intérieure) :
« L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. »
Il s’agit d’un régime spécial de responsabilité sans faute.
Le Juge Administratif a déjà été amené à retenir que les dégradations commises dans une nuit d’émeutes doivent être regardées comme étant le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement. (CE, 11 juillet 2011, n° 331669)
Toutefois, le Juge écarte une telle qualification lorsque le pillage est regardé comme une action préméditée ou organisée par un groupe structuré – c’est à l’Etat qu’il incombe d’apporter la preuve d’une organisation criminelle ou de la préméditation. (CE, 3 mars 2003, n° 242720)
La préméditation est exclue par le Juge lorsque les émeutiers ont utilisé des moyens matériels « rudimentaires » ou encore dissimulé leur visage. (TA Toulon, 1er décembre 2022, n° 1903437, TA Nantes, 17 novembre 2022, n° 1906967)
(ii) La responsabilité de l’Etat du fait de sa carence fautive
La carence fautive de l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de police peut engager sa responsabilité.
Il s’agit des cas où l’Etat, autorité de police administrative, n’a pas pris de mesures pour prévenir les atteintes à l’ordre public.
Pour engager la responsabilité de l’Etat, la victime doit caractériser une faute lourde, soit une faute particulièrement grave.
S’agissant précisément des pillages causés dans un contexte de crise sociale, la responsabilité de l’Etat peut être engagée en l’absence d’anticipation et de mise en œuvre d’un dispositif de sécurité adapté. (CE, 15 juin 1987, n°39250)
Dans ce cas précis, il convient toutefois nécessairement de démontrer que l’action des pilleurs était suffisamment certaine et prévisible afin que les forces de l’ordre puissent l’anticiper. (TA Caen, 27 juin 2012, n° 1101256 ; CAA Nantes, 5 novembre 2013, n° 12NT00288)
(iii) La responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques
L’inaction de l’Etat, même justifiée par l’intérêt général et en l’absence de toute faute, peut engager sa responsabilité et ouvrir droit à indemnisation pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Concrètement, dans le cas des émeutes, il s’agit des cas où les forces de l’ordre, présentes sur le terrain, décident de s’abstenir d’agir, par prudence, pour ne pas provoquer de troubles plus importants et aggraver la situation. (TA Rouen, 20 avril 2011, n° 0900056)
Pour créer un droit à indemnisation, l’abstention de l’Etat doit être la cause directe d’un dommage qui excède ce que chacun doit raisonnablement supporter.
II. PRESENTATION DE LA PROCEDURE
La réclamation (également appelée demande indemnitaire préalable) constitue la première étape du processus visant à obtenir une indemnisation.
Il s’agit d’élaborer un dossier aussi complet que possible pour saisir le représentant de l’Etat.
Cette étape doit être abordée avec précision tant sur les faits que sur le chiffrage et les arguments juridiques ; la documentation de la réclamation (grâce à des procès-verbaux de constat, attestations, rapports d’expertise…) est également essentielle.
Le représentant de l’Etat dispose d’un délai de deux mois pour statuer sur la réclamation.
Le refus implicite (absence de décision notifiée dans les deux mois) ou explicite (décision négative notifiée à la victime) d’indemnisation ouvre la possibilité de porter le litige devant le Juge Administratif.
Le recours contentieux, d’une durée d’environ un an, peut être doublé d’un référé-provision dans les cas les plus évidents et en l’absence d’assurance, ce qui permet d’obtenir une indemnisation partielle en cours de procédure.
III. RECOMMANDATIONS PRATIQUES
Les premiers réflexes administratifs et juridiques à avoir en présence d’un préjudice causé dans un contexte d’émeute consistent à :
- Effectuer une pré-plainte en ligne puis se rendre au commissariat ou la gendarmerie pour finaliser la plainte ;
- Déclarer le sinistre à l’assureur et demander l’intervention de son expert ;
- Faire constater les désordres par un commissaire de justice.
Si l’assureur prend en charge une partie du sinistre, il convient néanmoins d’engager la procédure visée aux I et II ci-dessus pour le préjudice non indemnisé par la compagnie.
L’assureur fera son affaire de se retourner ensuite contre l’Etat pour être remboursé.
Enfin, en marge des démarches et actions indemnitaires, les questions de gestion du personnel (telle que le recours au dispositif d’activité partielle) ainsi que du placement de l’entreprise sous un régime de protection, éventuellement de type procédure collective, mérite d’être abordées dans un contexte d’évènement majeur tel qu’un pillage ou un incendie.
Sébastien de Thoré et Gilles Especel, associés du cabinet OVEREED AARPI, sont vos interlocuteurs privilégiés pour toute question en lien avec des difficultés causées aux entreprises dans un contexte de troubles à l’ordre public.